1/ Profilage de la statistique d’entreprise et TES
Comme si tout cela n’était pas suffisamment compliqué, voilà qu’un nouveau changement important est apparu récemment pour l’élaboration du TES français (et des TRE étrangers) : les nouvelles sources statistiques à savoir le profilage des entreprises, en partie liée à la mondialisation. Il a été mis en place à l’INSEE en 2013 : il consiste à prendre en compte les structures complexes existant entre les groupes d’entreprises souvent mondiaux pour donner plus de pertinence aux statistiques publiées.
Ce système de consolidation des flux internes à une entreprise profilée peut largement se justifier d’un point de vue économique et comptable (consolidation des flux) au regard par exemple de l’explosion des dividendes versés à d’autres unités légales d’une même entreprise profilée. Mais il est en contradiction avec une directive du SEC, qui précise bien d’enregistrer dans la production tous les flux entre deux unités d’activités économiques locales (UAEL) d’une même unité institutionnelle (UI).
La ventilation branche d’une EP est elle aussi bien estimée que celle des unités légales (UL) de contour ? De toute évidence, elle ne donne pas les mêmes structures dans les deux cas. Prenons le cas d’une EP de l’industrie automobile dont une UL (1) fait de la R&D qu’elle vend à une autre UL (2) de la même EP. Non seulement cet échange n’apparaît plus dans les ventes de l’EP. Seules apparaissent les ventes de l’UL (2). Mais le PIB risque d’être minoré du fait même que cette vente de R&D était comptabilisée en FBCF par l‘UL (2). A moins qu’on ne comptabilise une production pour emploi final propre de R&D par l’EP, autant de questions pas faciles à traiter.
Que dire aussi de la sous traitance dans le BTP (14% de la production) et de tous les échanges « verticaux » entre des UL qui ne sont plus comptabilisés dans les ventes quand ils se font dans une même EP, comme c’est particulièrement le cas dans ce secteur d’activité ? Dans ce secteur d’activité, certaines UL ne sont plus enquêtées depuis 2012 (comme dans les autres secteurs sur lesquels porte l’enquête ESA auprès des entreprises); les EP regroupent parfois plusieurs centaines d’UL La ventilation par branches des ventes est donc très fragile. La seule source pour y remédier est l’enquête production de l’Insee de 2018 pour vérifier si la structure des ventes a évolué depuis 2012.
Le SEC reconnaît deux unités de base de la comptabilité nationale, à savoir l’unité institutionnelle (UI) pour l’analyse des flux de revenus et l’UAEL pour l’analyse des flux de production. Le profilage pose ainsi un problème supplémentaire aux comptables nationaux.
2/ Le TES international
Les progrès de la mondialisation devraient remettre au goût du jour le TRE et le TES symétrique, par le calcul des chaînes de valeur mondiales dans les échanges internationaux. Déjà se profile un TES mondial, fait à partir de TES symétriques domestiques et importés.
- Le TES est tout d’abord mondial s’agissant des concepts et des méthodes de confection dans chaque pays, qui doivent être le plus harmonisés possible.
- Ensuite, il l’est parce qu’il peut être utile de disposer d’un TES mondial ou européen, somme des TES de chaque pays, pour connaître la structure de l’économie mondiale ou européenne.
- Enfin, il l’est pour estimer les importations d’un pays en provenance des exportations de chaque pays et ainsi mesurer les chaînes de valeur mondiales, c’est-à-dire la valeur ajoutée de chaque pays dans les échanges mondiaux de biens et services.
3/ Des échanges mondiaux aux chaînes de valeurs mondiales (CVM)
La chaîne de valeur désigne l’ensemble des activités productives réalisées par les entreprises en différents lieux géographiques au niveau mondial pour amener un produit ou un service du stade de la conception au stade de la production et de la livraison au consommateur final [9]. Une chaîne de valeur est l’ensemble des activités d’ajout de valeur nécessaires pour faire passer un bien ou un service des étapes de conception, recherche-développement, production, commercialisation, distribution et soutien aux clients finals, parfois même la gestion et le recyclage des déchets. Cette notion renvoie à la valeur ajoutée au bien ou au service à chaque étape du réseau. Si la Chine exporte des châssis de voiture pour un montant de 100 à l’Allemagne laquelle les assemble à des moteurs pour un montant de 50 et exporte ensuite le tout pour 150 à la France, les échanges extérieurs bruts sont de 250. Mais la CVM est de 150 dont 100 de VA par la Chine et 50 de VA par l’Allemagne.
L’intensification de la mondialisation des chaînes de la valeur a entraîné un niveau sans précédent d’interdépendance entre les pays associés aux chaînes d’approvisionnement [10]. Cette mondialisation rend la mesure des échanges extérieurs très complexe car un produit acheté par un pays A à un pays B transite par de nombreux pays qui y ajoutent de la valeur ajoutée.
Eurostat et l’OCDE ont mis en place des projets (FIGARO et TIVA) pour élaborer un TES mondial. Ils établissent ainsi un méga-TES avec les échanges mondiaux entre chaque paire de pays. Pour la France, ce tableau donne ses importations en provenance de chaque pays. Dans FIGARO, il s’agit de considérer de manière équilibrée les échanges effectués par chaque pays de l’UE avec ses partenaires commerciaux de l’UE et du reste du monde.
Mais les échanges d’exportations et d’importations sont évalués FAB (franco à bord) tandis que les importations des tableaux nationaux sont évaluées CAF (coût, assurance, fret). De même, les dépenses des résidents à l’étranger et des non résidents en France (correction territoriale) sont ventilées par produits et par pays dans ces tableaux. On en déduit ainsi un véritable solde des échanges extérieurs par produits, ce qui n’est pas possible dans les TRE des pays où les importations de biens CAF sont globalement corrigées d’une correction CAF-FAB (valeur du transport sur les pays de transit). Cette correction est estimée globalement sans distinguer les produits. Comme elle est rajoutée dans une colonne spécifique, il faut retirer cette correction des importations de ceux-ci par un jeu d’écriture adéquat. C’est un peu le même principe pour la correction territoriale qu’on estime globalement sans distinguer les produits.
Cet objectif ne va pas d’ailleurs sans difficulté : en théorie, les exportations du pays A vers le pays B devraient refléter les importations du pays B en provenance du pays A. Dans la pratique, cela est cependant rarement le cas, en raison de divers facteurs, y compris par exemple les différences de valorisation (CAF pour les importations et FAB pour exportations), dans la classification des pays partenaires, dans les régimes douaniers et dans les méthodes d’élaboration et de diffusion. Les asymétries entre les valeurs d’exportation et d’importation pour un même flux commercial sont depuis longtemps reconnues comme un facteur important qui limite l’utilisation analytique et politique des statistiques du commerce international de marchandises. Pour s’attaquer à ce problème, l’OCDE a élaboré une approche en plusieurs étapes pour rapprocher les statistiques du commerce international de marchandises.
Ces problèmes d’asymétrie (par exemple écart entre les exportations françaises vers l’Allemagne enregistrées par la France et les importations allemandes de la France enregistrées par l’Allemagne) sont liés à la mondialisation : ils font l’objet d’ajustements et d’estimations supplémentaires (biens envoyés à l’étranger pour transformation, activités de négoce, achats directs à l’étranger par les résidents, réexportations, etc.), en vue de concilier, dans toute la mesure du possible, les différences de concept et de couverture entre les statistiques commerciales et les données des échanges extérieurs des comptes nationaux (TRE, TES). on discerne ainsi plusieurs catégories d’ajustement pour résorber ces asymétries dont voici les 6 principales.

- enregistrement FAB (« franco à bord ») des importations de biens (par exemple à la frontière polonaise) d’un montant de 100 destiné à la France, donc hors transport dans les pays de transit (20), non compatible avec l’enregistrement français CAF (« coût assurance fret ») à la frontière française, d’un montant de 130 au lieu de 120. Il s’agit de rendre les flux cohérents puis de ventiler la correction CAF-FAB par produit. Celle-ci a pour objet d’évaluer les importations de biens FAB, hors transports de transit.
- produits envoyés à l’étranger pour subir une petite transformation avec ou sans changement de propriétaire (travail à façon à l’étranger),
- négoce international, (moyennant un service commercial du pays du négociant sans que le bien franchisse sa frontière), impliquant les échanges extérieurs entre 3 pays : des poissons pêchés en France pour un montant de 10 transitent par un négociateur à Rotterdam et sont vendus pour 15 en Finlande. Les exportations de la France sont théoriquement de 10, les importations en Finlande sont de 15. Si les flux sont bien enregistrés, les Pays Bas produisent 5 de négoce international, traité en marge commercial du produit « poissons » puis en exportations de poissons,
- produits importés d’un pays A par un pays B pour être ré-exportés vers un pays C (moyennant un service logistique) : L’Espagne importe du pétrole brut d’Algérie, qui est en fait destiné au Portugal. Elle le stocke et comptabilise dans ses exportations de pétrole brute vers le Portugal, d’une part celui en provenance d’Algérie, d’autre part, celui qu’elle produit.
- achats directs à l’étranger par les résidents et réciproquement (correction territoriale). Comme pour la correction CAF-FAB, il s’agit de ventiler ces achats par produits pour évaluer un solde extérieur par produit.
- Les asymétries sont également un problème important pour les statistiques du commerce des services, malgré des efforts substantiels actuellement déployés au niveau international pour garantir que les méthodes ont les mêmes concepts et définition et pour corriger ces asymétries.
On note que les données équilibrées, bien qu’elles se situent généralement entre les exportations et les importations déclarées, peuvent parfois être supérieures ou inférieures aux deux, en raison des ajustements apportés aux données. Par exemple, lorsqu’un pays signale des flux commerciaux confidentiels importants (qui sont d’abord répartis entre les produits / partenaires concernés), les valeurs finales équilibrées peuvent être supérieures à celles déclarées par le partenaire. Le graphique suivant le montre dans le cas des exportations françaises vers la Suisse.

Mais d’autres difficultés viennent se greffer pour mesurer les chaînes de valeur mondiales, quand des grandes entreprises créent des filiales à l’étranger pour payer moins d’impôt et enregistrent artificiellement une partie de leur production dans ces pays sans qu’ils y aient des heures travaillées correspondantes.
Une entreprise américaine produit un logiciel original. En plus, elle « produit » une licence de reproduction, qui est achetée par une société chinoise. Cette dernière organise la commercialisation de ces CD-Rom dans le monde entier. Consciente de toutes les opportunités fiscales, la maison mère crée une entité ad hoc en Irlande dans le but de minimiser sa valeur ajoutée aux États-Unis et en Chine. Cette entité n’a pas d’employé (sauf un concierge…) mais a la propriété du logiciel et reçoit ainsi le paiement de la licence pour l’utiliser. L’unité irlandaise étant interne à la multinationale, cette dernière a la tentation de sous-évaluer la valeur de la vente du logiciel à l’Irlande, en y mettant un prix nul. Au contraire, pour faire paraître un profit en Irlande, elle donnera un prix élevé à la licence vendue par l’Irlande à la Chine. Si rien n’est corrigé, le PIB irlandais, et sa contribution dans les chaînes de valeur mondiales est surévalué, au détriment de celui de la Chine. Le PIB par habitant, très suivi, perd de sa signification (page Parités de pouvoir d’achat).